vendredi 3 avril 2015

Syrak : l’Occident ne cherche pas de solution, il protège Daech

Pour le spécialiste de la Syrie Frédéric Pichon, les Occidentaux refusent, pour la Syrie, de choisir entre Assad et l’Etat islamique. En Irak, les Etats-Unis sabotent l'armée et la milice de Bagdad  afin de protéger l'Etat Islamique. L’Europe et les Etats-Unis laissent donc se développer une guerre de basse intensité dont ils n’attendent aucun vainqueur.

syrie assad iran daechEn Syrie

Daoud Boughezala : Alors qu’on a longtemps cru les jours de Bachar Al-Assad comptés, depuis l’émergence de l’Etat islamique, de plus en plus de voix occidentales, à commencer par le secrétaire d’État américain, plaident pour un dialogue avec Damas. Les rebelles ayant récemment regagné du terrain, à Idleb et sur le front sud, certains médias renouent avec les espoirs révolutionnaires de 2011. Pensez-vous le régime d’Assad condamné à moyen terme ?
Frédéric Pichon : Le dialogue avec Damas n’a pas vraiment été prôné par les États-Unis ou la France, du moins officiellement. Comme on n’a pas voulu voir que l’enlisement du conflit allait mener à la constitution d’un Djihadistan, on se console en proclamant partout la formule magique, reprise d’ailleurs par les “spécialistes” appointés de “Ni Assad, ni Daech”. Et effectivement, tant qu’il n’y aura pas un net ciblage de Daech ou de Nosra en Syrie (notamment par la chasse française qui a eu jusqu’ici pour instruction de ne frapper qu’en Irak), on maintient les deux adversaires  en situation de se combattre et de remporter épisodiquement des batailles qui ne sont jamais décisives. D’ailleurs, la stratégie de l’État islamique en Syrie semble être celle du harcèlement (comme dans le camp palestinien de Yarmouk, au sud de Damas) afin d’épuiser l’armée syrienne. Et je me demande si ce n’est pas également ce que souhaitent les Occidentaux: laisser durer un conflit de relativement basse intensité jusqu’à épuisement des belligérants. De ce point de vue, force est de reconnaître que la Syrie se vide de ses forces – même si elle est sous perfusion iranienne et, dans une moindre mesure, russe. Reste que le gouvernement syrien tient – ni les fameuses défections ni le coup d’État interne tant attendus ne sont arrivés et ils ne surviendront sans doute pas. N’oublions pas que les loyalistes jouent leur survie et celle de leurs familles. Sûr de sa victoire, Assad n’a pas l’intention de lâcher le pouvoir.
Ces derniers mois, le pouvoir syrien, d’habitude très jaloux de sa souveraineté, a reconnu pour la première fois avoir confié le commandement des opérations sur le Golan à des officiers iraniens, ainsi qu’au Hezbollah et à des milices chiites irakiennes. Militairement, l’armée syrienne et son haut commandement sont-ils dépassés ?
Cela fait longtemps que l’on sait que le Hezbollah et les Pasdarans iraniens assistent l’armée syrienne. À Qusayr au printemps 2013, le Hezbollah a eu un rôle décisif dans la victoire. Il faut savoir que l’armée syrienne est une armée de type soviétique, organisé sur le modèle classique avec infanterie, appui aérien et arme blindée. Dans le combat urbain à l’intérieur d’un conflit asymétrique, ce type d’armée ne peut vaincre et subit de lourdes pertes. Le Hezbollah, lui, à une grande expérience du conflit asymétrique, que les Iraniens lui ont enseigné dans les camps d’entraînement de la Bekaa au début des années 80 puis qu’ils ont testé pendant la Guerre du Liban et contre Tsahal à des nombreuses reprises, dont la dernière en 2006 fut plutôt un succès. Quant aux Iraniens, ils ont acquis une vraie expertise dans ce domaine et n’hésitent pas à dépêcher des conseillers aux côtés de l’armée syrienne. Sans leur soutien, l’armée syrienne n’aurait vraisemblablement pas pu mener certaines offensives ou sanctuariser certains axes vitaux.
La volonté d’arriver coûte que coûte à un accord avec l’Iran explique-t-elle le revirement américain d’août 2013 sur la question des armes chimiques ?
Il faut déconnecter la problématique chimique de la question nucléaire iranienne. En septembre 2013, l’accord sur la neutralisation de l’arsenal syrien et la renonciation à des frappes de la part d’Obama sont la traduction du retrait américain et des fortes pressions russes, ces derniers n’ayant pas du tout été convaincus par les “preuves” qui attribuaient ce massacre à Damas. Et personne en fait n’y a vraiment cru à l’époque. Côté français, il a fallu que Matignon sorte un pseudo rapport bidonné pour donner le change mais cela n’a pas fonctionné.
Plus globalement, la politique d’Obama en Syrie est-elle liée à sa stratégie iranienne ?
Les États-Unis sont tiraillés entre leurs alliés régionaux, Arabie Saoudite en tête, qui sentent bien qu’ils sont en train d’être lâchés – et leur volonté de quitter la région. Ce que veut Obama c’est parier sur la multipolarité et laisser émerger l’Iran tout en sachant très bien que ce dernier sera et devra être entravé au maximum par les sunnites de la région. De toute façon, les États-Unis n’ont plus les moyens d’imposer leur embargo sur l’Iran : les Chinois y opèrent massivement, notamment par l’intermédiaire de leurs banques, et n’ont pas été sanctionnés. Il n’y a que les banques françaises pour se faire condamner ! C’est un jeu sans gagnant, qui affaiblira tout le monde mais pas l’Amérique. En Syrie, les Américains appliquent la même stratégie : ne pas laisser gagner Assad… mais ne rien faire pour qu’il tombe.

En Irak, les États-Unis sabotent la guerre contre l’État Islamique

Quelques 4000 soldats de l’armée irakienne et environ 25.000 miliciens chiites assiègent Tikrit en Irak. Il y a encore quelques civils dans la ville, mais environ 1000 combattants de l’État Islamique se sont barricadés au cœur de la ville et les en extirper serait une entreprise meurtrière et coûteuse. Jusqu’à ces derniers jours les États-Unis ne s’étaient pas impliqués dans la campagne de Tikrit.
Les conseillers iraniens qui accompagnent la milice ont donc décidé de ne pas prendre la ville d’assaut, mais de revenir à des tactiques de siège en coupant l’électricité, l’eau et en interceptant l’approvisionnement, pour affaiblir leurs adversaires. Ils se servent de l’artillerie contre les positions de l’État Islamique et envisagent éventuellement de prendre la ville d’assaut, mais ils ne pensent pas que cela soit urgent.
Mais cette situation, semble-t-il, ne convenait pas à Washington et les États-Unis ont décidé de prendre les choses en main. Ce qui met en danger toute la campagne militaire contre l’État Islamique. Certains se disent que c’est probablement le vrai but de l’entreprise.
Des éléments de l’armée irakienne, formés par les États-Unis, ont instamment réclamé des frappes aériennes américaines sur Tikrit. La milice chiite et ses conseillers ont souligné qu’elles n’étaient absolument pas nécessaires. Sous la pression des États-Unis, le premier ministre irakien, Haider al-Abadi, a rejoint le camp des militaires irakiens formés par les Étasuniens et aurait ordonné au grand général iranien Suleiman de partir. Maintenant, les États-Unis bombardent la ville et la grande campagne militaire de Tikrit se disloque.
"Toute la mobilisation populaire refusera de se battre tant que les frappes aériennes étasuniennes se poursuivront", a déclaré al-Kadhimi Moeen, chef du Comité de mobilisation populaire du conseil provincial de Bagdad. "Qu’ils se battent donc sans nous et on verra ce que ça donne. Les États-Unis essaient tout simplement de nous voler la victoire ".Que le États-Unis veuillent leur "voler la victoire" n’est pas le plus grave. Une grande partie des volontaires de "Hashd" et de leurs dirigeants croient que les États-Unis ont créé l’État islamique et qu’ils ont intérêt à le maintenir vivant :
"Nous ne faisons pas confiance à la coalition dirigée par les Étasuniens pour lutter contre ISIS", a déclaré Naeem al-Uboudi, le porte-parole d’Asaib Ahl al-Haq, l’un des trois groupes qui a déclaré qu’il se retirerait de la ligne de front qui encercle de Tikrit. "Dans le passé, ils ont ciblé nos forces de sécurité et ont largué de l’aide à ISIS "par erreur"," a-t-il dit.
Le bombardement de Tikrit par les États-Unis a commencé hier. En voici déjà deux résultats. Comment pensez-vous que la milice volontaire qui lutte contre l’État Islamique va les interpréter ?
Les forces aériennes étasuniennes aux impressionnants moyens de reconnaissance et aux armes de haute précision hors de prix, ont réussi à larguer des bombes en plein sur les "forces amies" qui assiègent Tikrit. Et deux fois en moins de 24 heures ?
Qui va croire que ces frappes sont la conséquence d’une erreur et ne sont que des dommages collatéraux ?
Pourquoi les États-Unis insistent-ils pour jouer un rôle dans les affaires de Tikrit alors que, faute de soldats sur le terrain, l’entreprise ne peut que se solder par un échec retentissant ?

Des records d'affluence djihadiste

Plus d’une centaine de pays sont représentés au sein des groupes jihadistes État islamique et Al-Qaïda. Selon un rapport de l’ONU, plus de 25.000 combattants étrangers sont engagés auprès de ces mouvements dans des conflits armés. « Le rythme du flux est le plus élevé que l’on a jamais vu, et est principalement en direction de la Syrie et de l’Irak, avec un problème grandissant qui est également évident en Libye », relève ce document, qui pointe un « urgent problème de sécurité mondiale ». Selon le rapport, le nombre de combattants étrangers a progressé de 71% dans le monde entre mi-2014 et mars 2015, avec une forte hausse signalée depuis les pays d’Europe et d’Asie. Un grand nombre de volontaires étrangers partent de Tunisie, du Maroc, de France et de Russie. Cependant, le rapport a noté de nouveaux flux de jihadistes en provenance des Maldives, de la Finlande, de Trinité-et-Tobago ainsi que de pays d’Afrique subsaharienne. La Syrie et l’Irak sont devenus une « véritable école de formation » pour les jihadistes, comme c’était le cas de l’Afghanistan dans les années 1990, selon le rapport. Bien que ces deux pays attirent de loin le plus grand nombre de combattants étrangers, l’Afghanistan en compte 6 500 tandis que d’autres ont opté pour le Yémen, le Pakistan, la Somalie et la Libye. Les experts plaident pour la mise en place de politiques efficaces de lutte contre l’extrémisme violent avec des « contre-messages » à destination des jeunes. Dans leur rapport, ils relèvent que le partage des informations entre services de renseignements est crucial pour gérer le retour de ces combattants étrangers dans leur pays d’origine. Le Conseil de sécurité a adopté, en septembre, une résolution appelant les gouvernements à considérer comme une grave infraction le fait que leurs ressortissants deviennent des combattants. 
 infographie combattants djihadistes eil