vendredi 4 mars 2016

Comme si Erdogan n'avait pas assez de problèmes...

Alors que sa politique syrienne tourne au fiasco, que la Turquie s'est isolée de tous ses voisins (Russie, Iran, Irak, Syrie, Grèce, Arménie), que le sultan a offert sur un plateau le soutien russe aux YPG et la constitution d'une région autonome kurde le long de la frontière turque, que le sud-est du pays connaît une guerre civile qui menace d'ailleurs l'approvisionnement énergétique d'Ankara et lui fait perdre son dernier allié régional (voir après), que le monstre daéchien échappe à Frankendogan, voilà que deux militantes d'extrême-gauche tirent à la grenade sur la police en plein Istanbul.

Le Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C) est un vieux groupe de l'extrême-gauche turque ayant commis un certain nombre d'attentats dans les années 70 et 80, s'en prenant aussi bien aux représentants de l'Etat ou des forces de l'ordre qu'aux grands patrons ou aux intérêts américains. Il est suffisamment important pour compter une branche armée de quelques centaines ou milliers d'hommes et de femmes, ce qui est loin d'être négligeable. Si l'attaque de ce jour n'a pas fait de victimes autres que les deux militantes, elle pointe du doigt l'intense malaise qui s'est emparé de la Turquie islamo-conservatrice depuis quelques années.
Évidemment, le DHKP-C est proche du PKK, ce qui nous amène au conflit turco-kurde et ses conséquences énergético-stratégiques. Un très intéressant article a paru il y a deux semaines qui montre l'imbrication byzantine de la guerre, du gaz, de la géopolitique et du pétrole dans la région.
Mais auparavant, rappelons ce que nous écrivions en juillet :
Alors que l'OTAN se ridiculise encore un peu plus en soutenant la "lutte" de la Turquie contre l'Etat Islamique et contre le PKK (comme si les deux pouvaient être mis sur le même plan...), l'oléoduc Irak-Turquie vient d'être la cible d'un attentat, deux jours après l'explosion sur le gazoduc transportant le gaz iranien (dont nous avons parlé ici). Si Ankara ne se calme pas dans sa croisade contre le mouvement kurde, la Turquie risque d'être coupée de toutes ses sources d'approvisionnement énergétiques autres que russes. Les pipelines venant d'Iran, d'Irak et même le BTC en provenance d'Azerbaïdjan via la Géorgie passent par les zones de peuplement kurde.
Dans le Grand jeu énergétique, ces tubes non-russes sont le seul et mince espoir américain d'empêcher la Russie de fournir l'Europe. Nul doute que les derniers développements du conflit turco-kurde sont suivis avec beaucoup d'attention à Moscou comme à Washington. Une fois n'est pas coutume, les Russes ont tout intérêt à ce que la situation s'envenime, les Américains à ce qu'elle s'apaise.
Comme si Erdogan n'avait pas assez de problèmes...
En août, nous ajoutions :
Rien ne va plus en Turquie, un troisième pipeline explose ! Et pas n’importe lequel : il s’agit du BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum). Ce corridor Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie est promu sans relâche par les Américains depuis vingt ans afin de détourner l’Europe des hydrocarbures russes et d’isoler Moscou. C’est la route du BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et transportant le pétrole caspien de l’Azerbaïdjan à travers la Géorgie et la Turquie, évitant soigneusement le territoire arménien, allié de Moscou. C’est la route que devait emprunter l’illusoire Nabucco qui, contrairement à l’opéra de Verdi, est resté définitivement dans les cartons. C’est enfin le projet brinquebalant du TANAP qui, tel Jésus multipliant les pains, est censé "assurer la sécurité énergétique" de l’Europe avec ses malheureux 16 Mds de m3 de gaz annuels. Les Américains ne s’arrêtent pas à ces détails : de gré ou de force, leurs "alliés" européens doivent tout consommer, même du vent, plutôt que du gaz russe… Les Européens ne sont évidemment pas dupes mais n’osent pas contredire frontalement leur maître, d’où ce petit jeu qu’ils croient follement subtil d’un pas en avant puis en arrière, une jambe finissant par faire un croche-pied à l’autre.
Mais revenons à notre BTE. Difficile de ne pas penser à la rébellion kurde qui a déjà fait sauter la semaine dernière les pipelines venant d’Iran et d’Irak. Nous annoncions alors que le corridor Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie, passant lui aussi par les zones kurdes, était tout sauf sûr. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour le constater… Le conflit s’étend et risque de paralyser tout l’Est de la Turquie, zone par où passent plusieurs pipelines "anti-russes" promus par Washington. Pour Moscou, c’est du bain béni.
Enfin, en septembre, à propos d'un article accusant (sans preuve) la Russie de soutenir le PKK qui fait sauter les pipelines :
Ce papier émis par un think tank néocons bien connu (Jamestown Foundation) a au moins le mérite de poser le problème que nous avions abordé il y a deux mois. Historiquement, stratégiquement et "énergétiquement", la Russie aurait tout intérêt à soutenir les Kurdes, du moins sa composante PKK-YPG, dans leur lutte contre l'EI et contre la Turquie : une bonne entente commune des enjeux du Moyen-Orient, un même rejet viscéral de l'islamisme si prisé des Américano-turco-saoudiens, une position géographique exceptionnelle tuant dans l'oeuf toute possibilité de gazoduc iranien vers l'Europe, pouvant même couper l'acheminement du pétrole caspien (BTC).
Les bases sont posées ; venons-en maintenant à l'intéressant article de Natural Gas Europe intitulé "Turquie et Kurdes, duel autour de l'énergie" et qui confirme notre analyse. L'évolution de la situation en Syrak - mais peut-être faut-il désormais parler de Tursyrak tant le conflit a débordé en Turquie même - menace l'approvisionnement énergétique turc et tout en mettant à mal l'idée d'un Kurdistan irakien indépendant lancée il y a un mois par Barzani, le mafboss allié d'Erdogan.
Le PKK a en effet averti vertement qu'il fera sauter tout gazoduc transportant du gaz kurde irakien vers la Turquie, estimant, que le projet Barzani-Erdogan est une "trahison" envers la nation kurde. Ce tube, qui n'est encore qu'à l'état de projet, était sensé fournir 10 Mds de m3 de gaz à partir de 2020, assurant la sécurité financière, et peut-être l'indépendance avec, de la région autonome du Kurdistan d'Irak.
Rappelons que les Kurdes sont actuellement grosso-modo divisés en deux camps totalement antagonistes :
  • Kurdes syriens (PYD et sa branche armée YPG) + Kurdes turcs (PKK) + une partie des Kurdes irakiens (PUK). Férocement anti-turcs, relativement anti-américains et pro-russes.
  • l'autre partie des Kurdes irakiens (PDK de Barzani qui a la haute main sur Erbil et le Gouvernement Régional du Kurdistan irakien, GRK). Pro-turcs, plutôt pro-américains.
Un malheur ne venant jamais seul, l'oléoduc Kirkuk-Ceyhan a sauté le 16 février (qui d'autre que le PKK ?), asséchant totalement les finances du GRK, qui dépendait quasi exclusivement de ses exportations d'or noir vers la Turquie. Les revenus pétroliers s'étaient déjà réduits à peau de chagrin avec la dégringolade du baril ; ils sont maintenant à peu près inexistants et Erbil n'a pas payé ses fonctionnaires depuis six mois, provoquant de graves tensions entre le PDK et le PUK.
Malin (et sans doute cornaqué par Téhéran voire par Moscou), le premier ministre irakien Abadi a sauté sur l'occasion, proposant de payer les salaires kurdes en échange d'un relatif retour du Kurdistan sous le giron de Bagdad (notamment pour les exportations de pétrole). Resté au pouvoir malgré l'expiration de son mandat, contesté par beaucoup et dans une situation assez désespérée, Barzani semble avoir accepté la proposition, lâchant son ami Erdogan qui doit commencer à se sentir très seul...

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